Conférence d’automne de l’Association intercantonale pour la protection des travailleurs – AIPT, Delémont, le 22 septembre 2011

La protection des travailleurs : un verre à moitié vide en train de se vider

Intervention de Jean-Claude Rennwald, conseiller national (PS/JU), secrétaire central Unia, membre du comité directeur de l’USS

Mesdames, Messieurs,

Si j’ai choisi comme titre de mon exposé « La protection des travailleurs : un verre à moitié vide en train de se vider », c’est qu’il y a plusieurs paramètres qui permettent d’évaluer l’état de santé d’un pays. Et pour chacun de ces paramètres, on peut voir le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein, selon que l’on est plutôt optimiste ou plutôt pessimiste. D’autres diront : selon que l’on est plutôt critique ou plutôt naïf.

-    Sur le plan économique, je considère que la Suisse tire assez bien son épingle du jeu en dépit des difficultés actuelles. Nous devons toutefois dénoncer la cherté du franc suisse qui pose de sérieux problèmes à nos industries d’exportation et à notre secteur du tourisme. La fixation par la BNS d’un taux plancher é 1,20 francs pour 1 euro est un petit premier pas dans la bonne direction.

-   D’un point de vue environnemental, la Suisse est plutôt à l’avant-garde, notamment parce qu’elle se dirige vers une sortie de l’énergie nucléaire. Cependant, elle accuse un sérieux retard en matière d’énergie solaire.

-   Concernant les relations internationales, il faut saluer le volume que la Suisse consacre à l’aide au développement. De plus, ses efforts pour la promotion de la paix et des droits de l’homme, ou encore son implication dans le système onusien, font que notre pays joue un rôle certain sur la scène internationale. Il y a quand même, là-aussi, une ombre au tableau : nos relations avec l’Union européenne (UE) sont toujours plus tendues  en ce sens que la voie bilatérale devient toujours plus difficilement praticable alors même que nous ne sommes plus que quelques-uns à défendre l’adhésion à l’UE.

Par contre, en ce qui concerne la protection des travailleuses et des travailleurs, on a beau se montrer optimiste voire naïf, la situation est visiblement mauvaise. Dans ce domaine, le verre est à l’évidence à moitié vide, et avec certitude en train de se vider. A l’exception de ce qui concerne la santé et la sécurité au travail, la protection des travailleurs en Suisse est clairement en régression. Et encore, il faut être prudent à propos de la santé au travail, puisque selon une étude commandée par le secrétariat à l’économie, un tiers des personnes occupées en Suisse se sentent souvent stressées, chiffre qui a augmenté de 30 % en l’espace de deux ans !

Voici peu, j’ai été frappé par la cohabitation de deux informations dans le même numéro du quotidien français « Le Monde ». On y apprenait d’une part que les bénéfices des grandes entreprises françaises avaient progressé de 9,5 % à 46 milliards d’euros au premier semestre 2011, et d’autre part, que la proportion des salariés allemands touchant moins de 9 euros de l’heure était passée de 16 % en 1994 à 22 % en 2009.

Ces contradictions se retrouvent dans tous les pays capitalistes, et la Suisse n’échappe pas à la règle. Partout ou presque, les inégalités sociales se creusent. En Suisse, alors que les bénéfices et les bonus explosent, les salaires réels ont pratiquement stagné ces dix à quinze dernières années, s’élevant au maximum à 0,5 % par année. Pis encore, nous avons encore quelque 400'000 travailleurs pauvres dans notre pays, c’est-à-dire autant de personnes qui ne peuvent pas vivre avec leur revenu de leur travail. Et dans certaines régions ou cantons du pays, il y a encore des travailleurs qui gagnent moins de 3'000 francs par mois, en particulier au Tessin, en Valais et dans le Jura.

Pour en rester à ce chapitre, certaines entreprises paient leurs salariés – ou du moins leurs travailleurs frontaliers – en euros, pour faire face à la cherté du franc suisse, ce qui est totalement illégal et contraire à l’Accord bilatéral sur la libre circulation des personnes. D’autres augmentent la durée hebdomadaire du travail sans relever les revenus, ce qui équivaut à une baisse des salaires réels.

Cette dernière décennie, on a par ailleurs assisté à une attaque sans précédent d’une partie de la droite et du patronat contre notre système de sécurité sociale, comme le montrent ces quelques exemples :

• Pénalisation et stigmatisation des chômeuses et des chômeurs dans le cadre de la dernière révision de la LACI.

• Réduction massive des prestations versées aux handicapées avec la révision de l’AI, l’Assurance-invalidité.

• Volonté d’augmenter l’âge de la retraite des femmes et de casser le mécanisme d’indexation des rentes lors de la révision de l’AVS.

• Essai de diminuer les rentes du 2e pilier via une baisse du taux de conversion.

Dans ces deux derniers cas (révision de l’AVS et diminution des rentes du 2e pilier), la détermination et la mobilisation de la gauche politique et syndicale ont heureusement permis de faire échouer ce que certains – pas nous – osent appeler des « réformes ».

Cette énumération montre bien comment des attaques tous azimuts – on attaque une fois les chômeurs, one fois les invalides, une autre fois les femmes, etc. – ont pour effet commun de fragiliser les couches populaires, voire moyennes, dans notre pays.

Ce tableau est encore plus noir du fait que dans certains secteurs et certaines branches économiques, un nouveau patronat, formé à l’école des managers, notamment à l’Université de Saint-Gall, remet de plus en plus en question le système des conventions collectives de travail (CCT), comme dans le secteur principal de la construction, alors que ces conventions sont l’un des meilleurs instruments de protection des salariés et qu’elles sont efficaces dans un certain nombre de branches.

Dans ce système social dégradé, il y a tout de même quelques lueurs d’espoir. Je pense en particulier aux mesures d’accompagnement social mises en place parallèlement à la libre circulation des personnes, même si ces mesures sont encore appliquées de façon par trop inégale selon les cantons, et même si certaines lacunes doivent encore être comblées. Ici, je songe surtout à la mise en place d’un dispositif efficace pour lutter contre le développement du phénomène des faux indépendants. Mais ça, vous le savez mieux que personne.

Pour être une deuxième fois positif, le système conventionnel est encore efficace dans un certain nombre de branches. A ce propos, j’ai le plaisir de vous annoncer que le 12 octobre prochain, le syndicat Unia et la Convention patronale de l’industrie horlogère (CP), signeront la nouvelle convention collective de la branche, convention qui apportera quelques améliorations non négligeable aux salariés concernés. Je ne vais pas tout vous révéler ici, car la signature aura lieu le 12 octobre prochain. Mais je peux d’ores et déjà vous dire qu’il y aura des améliorations au chapitre de la participation patronale aux frais de caisse maladie, à celui des allocations familiales ou encore en ce qui concerne le congé pour le père en cas de naissance. A cela s’ajoutera encore l’introduction d’une retraite progressive en fin de carrière professionnelle.

Vous avez également que la question des salaires est le nerf de la guerre en matière de relations entre employeurs et employés. Nous, syndicalistes, affirmons même que les salaires et le pouvoir d’achat qu’ils confèrent – en particulier dans les classes populaires – sont un baromètre inégalable de la bonne santé d’un pays. Or, en Suisse, au moment même où les bénéfices et les bonus se portent mieux que jamais, l’OFS estimait qu’une personne sur sept, en Suisse, est exposée au risque de pauvreté, avec en première ligne les familles monoparentales, les familles nombreuses et les personnes âgées vivant seules. Pendant ce temps, les « top managers », qui gagnaient entre 1 et 2 millions de francs dans les années 1980, ont des salaires qui oscillent aujourd’hui entre 15 et 40 millions de francs.

Globalement, il faut donc bien admettre que la situation sociale de notre pays a des aspects dramatiques. Mais le constat ne suffit pas. La question est : Comment y faire face ? Je n’ai pas la prétention de régler tous les problèmes de l’humanité. Je me bornerat donc à citer quelques pistes qui ont pour oint commun d’appliquer la maxime : « Travailler pour vivre en lieu et place de » « Vivre pour travailler » :

 

-   Instauration d’un salaire minimum : l’USS est en train de récolter des signatures pour que soit soumise au peuple son initiative sur les salaires minimums, fixés à 4'000.- par mois. Pas un luxe, simplement de quoi assurer un niveau décent d’existence. En effet, en Suisse, 60% des salariés, n’ont pas de plancher minimal de rémunération, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas concernés par une CCT ni par les possibilités offertes par les mesures d’accompagnement sociales mises en œuvre dans le cadre de la LCP. Un salaire minimum légal national est donc indispensable. Par ailleurs, tous les travailleurs et les travailleuses devraient disposer d’un 13e salaire. Dans l’idéal, sur le modèle de ce qui se passe à la Ville de Delémont, ce 13e salaire devrait être calculé sur la base du salaire moyen au sein d’une collectivité ou d’une entreprise donnée, ce qui favorise clairement les petits revenus. J’ajoute que pour nous les salaires minimaux fixés dans les conventions collectives auront toujours la priorité, la loi ne devant intervenir qu’à titre subsidiaire.

-   Des conditions de travail correctes : cela passe en premier lieu par des conditions de sécurité maximales sur les lieux de travail. Toutefois, si nous devons nous soucier de la bonne santé physique des travailleurs, il ne faut pas pour autant négliger leur bonne santé psychique, en luttant contre le stress au travail. Les formes de travail dites « atypiques » - qui n’ont désormais d’ « atypiques » que le nom tant elles sont répandues – doivent être strictement réglementées. Ainsi du travail temporaire, des contrat à durée déterminée, du travail sur appel, du travail en équipe, des heures supplémentaires, etc.

-   La semaine de 4 jours : La lutte pour la réduction du temps de travail fait partie de l’histoire syndicale, depuis le 19e siècle. Pour permettre aux travailleurs et aux travailleuses de se reposer, de se ressourcer, d’avoir des loisirs, de faire de la politique ou de la peinture, de se former, de s’occuper de leur famille et de leurs amis. Cette lutte pour la réduction du temps de travail n’est de loin pas achevée. D’autant plus que qu’une partie du patronat multiplie les offensives pour augmenter le temps de travail et qu’en Suisse, nous travaillons plus que la moyenne européenne : 42,7 heures travaillées en moyenne par les personnes à plein temps en Suisse contre 41.8 heures en moyenne européenne, selon les données d’Eurostat pour 2007. Notre grand défi dans ce domaine est l’instauration de la semaine de 4 jours. Certaines expériences montrent que les effets en matière de création d’emplois sont meilleurs avec une semaine de 4 jours qu’avec une simple réduction linéaire de l’horaire hebdomadaire. Nous savons aussi que les travailleurs et les travailleuses préfèrent une semaine de 4 jours plus qu’une semaine de cinq journées raccourcies.

-   Des congés pour se former : la formation est indispensable à l’épanouissement de l’individu et au développement économique. Surtout dans un monde en constante mutation comme le nôtre, où les individus occupent plusieurs emplois durant leur vie professionnelle. Chaque travailleuse et chaque travailleur devrait pouvoir bénéficier d’un congé de formation payé de 5 jours par année, ces jours pouvant être cumulés sur plusieurs années. Cela permettrait de se tenir à jour dans son secteur d’activité. Pour des formations plus longues, il faudrait pouvoir bénéficier de 3 ou 4 congés sabbatiques par vie professionnelle, de 4 à 6 mois chacun, rétribués ou partiellement rétribués selon le revenu.

-   La retraite dès 62 ans : la droite ne cesse d’attaquer notre système de retraite. Du côté syndical, nous sommes bien décidés à le renforcer : les travailleurs de la construction peuvent partir à la retraite à 60 ans ; dans l’horlogerie, on peut prendre sa retraite une année avant l’âge légal grâce à une rente-pont financée exclusivement par les employeurs. Certes, le projet de retraite à 62 ans a été refusée par le peuple en 2008. Mais nous étions alors en pleine crise financière et économique. Or, l’histoire nous enseigne que les grands progrès sociaux n’ont jamais vu le jour en période de crise. Toutefois, le fait que 4 cantons, dont le Jura, et toutes les grandes villes – y compris les quartiers ouvriers - aient accepté cette retraite à 62 ans doit nous motiver à continuer à œuvrer dans ce sens. Et ceci d’autant plus qu’à partir de 60, voir 55 ans, il devient très difficile de retrouver un emploi. Il devient aussi urgent d’augmenter les rentes de manière substantielle, car trop de rentiers n’arrivent plus à tourner aujourd’hui.

-   Mieux concilier travail, famille et vie sociale : ces dernières décennies, nous avons assisté à un cumul de facteurs compliquant la vie des familles, et en particulier celle des femmes qui assument encore 80% des tâches domestiques et éducatives dans notre pays : salarisation des femmes, montées de pressions éducatives, insuffisances de la prise en charge des enfants et des personnes âgées par la collectivité, pressions toujours plus fortes exercées sur les travailleurs, allongement des trajets pour se rendre au travail, etc. etc. Pourtant, la possibilité d’un cumul aussi harmonieux que possible entre nos différentes vies (professionnelle, familiale, sociale, personnelle) est une condition centrale pour rendre la société dynamique et réaliser l’égalité entre les sexes. Pour cela, il nous faut un congé maternité de 16 semaines payés à 100%, comme dans la CCT de l’horlogerie, un congé de paternité minimal de 2 semaines, un congé parental obligatoirement partagé entre la mère et le père, un congé d’adoption, le doublement des allocations familiales, une prise en charge efficace des enfants dans des structures collectives.

Evidemment, tout cela ne pourra pas être introduit du jour au lendemain, et ces réformes auront aussi un certain coût. Mais ici aussi, des solutions existent :

-   Il convient en premier lieu d’instaurer une fiscalité permettant une plus forte redistribution sociale (lutte contre la fraude fiscale, imposition des successions à partir de 2 millions de francs, taxation des bonus, etc.). Il faut aussi une offensive claire de la part des cantons « pauvres » comme le Jura en vue de relancer une harmonisation fiscale matérielle sur le plan fédéral, avec une marge de manœuvre de plus ou moins 10 % accordée aux cantons. Car la concurrence fiscale entre cantons ne peut conduire, à terme, qu’à un affaiblissement majeur de l’ensemble des collectivités publiques, qui serait avant tout préjudiciable aux catégories sociales les plus modestes.

-   Ces réformes nécessitent aussi une croissance forte, synonyme de créations d’emplois, qui soit également sociale et qualitative. L’idéologie néolibérale prétend que la relance de la croissance passe par un coup de frein dans les dépenses sociales, par un renforcement de la concurrence, par l’allègement des charges des entreprises, par la libéralisation des services publics, ou encore par un marché du travail aussi flexible que possible. Depuis 20 ans, la Suisse suit parfaitement ces recommandations. Pourtant, les crises économiques à répétition que nous vivons ces dernières années, et notamment la situation  financière catastrophique des Etats-Unis, devraient suffire à faire la preuve que la recette néolibérale n’est pas bonne. En 2008, que n’avait-on pas entendu concernant la faillite du système capitaliste, qui est pourtant reparti plus gonflé qu’avant, sans retenir aucune leçon de cette crise…, jusqu’en 2011 ! Pourtant, d’autres exemples, notamment sur le continent latino-américain, montrent qu’un autre monde est possible : coopératives autogérées, action volontariste pour assurer la survie des plus défavorisés, stimulation de la demande par le redressement des salaires, remise en question complète du démantèlement de l’Etat et des privatisations.

Je suis persuadé que si certaines des réformes esquissées ici ne sont pas mises en œuvre, alors le national-populisme aura encore de beaux jours devant lui, et nous assisterons à coup sûr à une augmentation des tensions et des risques d’explosion sociale. Je fais ici un petit détour pour la France pour souligner l’ampleur du problème. Selon une récente étude menée par Alain Mergier et Jérôme Fouquet pour le compte de la Fondation Jean-Jaurès, la moitié est de la France connaît un niveau de délinquance et une présence immigrée sensiblement plus élevée que dans l’Ouest. On sait également que cette France de l’Est souffre davantage de la désindustrialisation et des délocalisations. Et bien, cette situation sociales et économique a de fortes répercussions politiques, puisqu’aujourd’hui, près d’un ouvrier sur deux de la moitié est de la France voterait pour Marine Le Pen au premier tour de la prochaine élection présidentielle.

On pourrait certainement faire des observations assez semblables à propos du vote ouvrier en Suisse. Mais je ne pense pas que la majorité de la population de notre pays souhaite mettre en place et développer un système social et politique à deux vitesses. Car compte tenu de ses richesses, la Suisse, si elle en a la volonté, a la capacité, j’en suis certain, de recréer un climat de confiance et surtout une cohésion sociale digne de ne nom.