Opinion
Le dopage au travail : mettre fin au tabou

Jean-Claude Rennwald, conseiller national (PS/JU), vice-président de l’USS

Alors que le dopage sportif fait scandale, le dopage au travail ne semble émouvoir personne et tend même, si l’on en croit certaines publicités récentes, à devenir « normal ». Et si, au lieu de se doper pour supporter des conditions de travail difficiles, on changeait ces conditions de travail ?
 

« Si vos crispations ont les mêmes horaires de travail que vous », appliquez telle crème. Si votre chef vous « rend chèvre », prenez telles vitamines « pour des nerfs solides, même au bureau ». Ces publicités étaient bien visibles en début d’année dans les rues et les gares. Elles se fondent sur un constat présenté comme accepté - le travail rend malade - et acceptable moyennant quelque pharmacie. Ces publicités agissent comme les révélateurs d’une nouvelle normalité : des tensions règnent dans le monde du travail, atteignant les travailleurs et les travailleuses dans leur santé physique et psychique. La Quatrième enquête européenne sur les conditions de travail, publiée en 2007, montre qu’en Suisse – tout secteur confondu - près du tiers des personnes interrogées déclarent que leur travail affecte leur santé (à peine en-dessous de la moyenne européenne). Production en flux tendus, horaires et lieux de travail flexibles, concurrence entre collègues, exigences de rentabilité accrue, déshumanisation des liens, etc. : les facteurs favorisant ces difficultés sont bien connus. On sait ainsi qu’un tiers des absences pour cause de « maladie » ont pour cause les conditions de travail. En Suisse, on connaît par ailleurs précisément les coûts du stress au travail : 4,2 milliards de francs par an, selon les chiffres du SECO. On estime aussi à 10 milliards de francs les problèmes de santé liés au travail. Or, la tendance pour traiter le problème est plus aux emplâtres sur jambes de bois qu’à un réel changement de fond. Quelques crèmes, vitamines et autres substances, plutôt qu’un changement des conditions de travail. Cela rapporte à l’industrie pharmaceutique ; cela rapporte au patronat, qui n’assume pas les coûts des dégâts qu’il produit. Pourtant, à moyen et long terme, on ne sait rien des conséquences de ce dopage au quotidien. 

En général, les directions d’entreprise se soucient des addictions de leurs employé-e-s quand elles nuisent à leur productivité et favorisent leur absentéisme (alcoolisme, consommation de drogues, etc.). Mais quand elles favorisent la productivité et la présence, en permettant aux employé-e-s de tenir le coup, ou au moins de tenir le coup un peu plus longtemps ? Dans les entreprises et les cabinets médicaux, les spécialistes notent que le dopage au travail est visiblement en augmentation. Pourtant, il n’existe aucune enquête d’envergure sur le sujet en Suisse, pour quantifier et prendre conscience de ces pratiques. Si les publicités précitées devaient avoir un intérêt, ce serait au moins celui d’ouvrir la discussion sur ce sujet encore tabou. Et non d’inviter à la tolérance face à la souffrance au travail d’une part et à l’usage de remèdes individuels d’autre part.  

On a en tête des représentations de golden boys consommant de la cocaïne pour mieux résister au stress, être plus jeunes et plus dynamiques. Aujourd’hui, cadres moyens, employé-e-s ou artisan-e-s, commencent aussi à être concernés.  Les prix ont chuté et la consommation s’est « démocratisée ». La cocaïne paraît être l’étape ultime du dopage professionnel. D’autres produits tout à fait légaux (antidépresseurs, anxiolytiques, vitamines, etc.) répondent aux mêmes besoins et aux mêmes principes : rester efficace sur le marché du travail et faire face à des contraintes accrues. Dans une grande enquête menée par Unia en 2006 auprès de 1500 travailleurs de la construction, 28,2% d’entre eux déclarent prendre des médicaments (antidouleurs) pour gérer les problèmes de santé imputables au travail. Pour ne pas flancher, et surtout sans protester. 

Là est l’enjeu politique du dopage au travail, et de ces publicités. Hormis les conséquences sur la santé des travailleuses et des travailleurs, cela réduit dangereusement les problèmes du monde du travail à une dimension individuelle. L’adaptation de chacun-e se fait aux dépends d’une appréhension sociale des difficultés et donc d’une lutte collective. Quand elle n’est pas vue comme injuste, la souffrance est considérée comme un problème individuel et n’entraîne pas de réaction collective. La psychodynamique du travail[1]  l’a bien noté : sans sentiment d’injustice, pas d’indignation possible ! Et les syndicalistes le savent : sans mobilisation, pas de changement ! 

Alors que les milieux de la santé tirent la sonnette d’alarme depuis des années, alors que les milieux syndicaux ont désormais pris conscience de l’importance de la prise en compte de la souffrance tant psychique que physique au travail, il est essentiel que les pouvoirs publics s’emparent du problème. Pour commencer, ils doivent mandater une recherche précise : qui se dope au travail ? quels usages pour quels maux ? Des connaissances qui permettront d’améliorer avec pertinence les conditions de travail pour diminuer les facteurs de mal-être au travail.
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[1] Christophe DEJOURS, Souffrance en France ; La banalisation de l’injustice sociale. Paris, Seuil, 1998.